L’école poppérienne est un bon exemple de représentativité
des individus qui défendent aveuglément l’existence d’une
rationalité des sciences.
Selon Feyerabend, cette « ratiomanie » est destinée, à
partir soit d’un projet sensé, soit d’une « collection
de slogans », à « intimider », à impressionner
et à décourager les personnes qui ne s’intéressaient
auparavant au sujet étudié et qui ne se préoccupaient de
cette quête vers la Vérité.
La définition du projet s’effectue grâce à une classification
préliminaire et à partir d’élaborations de règles,
de critères, de restrictions capables de différencier tout type
de comportements et de les ranger dans la dichotomie rationalité / irrationalité.
Le rationalisme critique ou « falsificationnisme naïf »[1]
permet ainsi avec les outils que sont la Raison et la critique objective de
pourfendre toute démarche irrationnelle en la traitant et en la classant
de non-scientifique, car « toute démarche qui défend une
conception contre la critique, qui la rend sûre et bien fondée,
est une démarche qui éloigne de la rationalité »[2].
Nous avons bien-sûr anticipé ici en disant que ce qui n’est
pas rationnel est nécessairement non-scientifique, mais les tenants du
positivisme naïf défendent réellement cet argument : une
théorie qui n’est pas relativisable, qui ne peut-être soumise
aux critiques et qui ne peut être réfutable fait partie de cet
univers clos de la non-scientificité.
Par contre, si les idées sont ouvertes à la critique, même
la plus impitoyable, alors elles pourront être jugées scientifiques,
car elles pourront avancer et progresser vers la Vérité en éliminant
lors de chaque critique les points faibles, les « anomalies », les
divergences et les biais par rapport à la réalité.
Nous nous apercevons que les rationalistes critiques utilisent ces règles
raisonnables et rationnelles dans un bût de promouvoir leur langage et
leur méthodologie, et ce au grès des relativismes les plus exacerbés
: « le rationnel ne peut être universel et l’irrationnel ne
peut être exclu »[3].
Avant de développer l’argument selon lequel la raison et la science
sont des artefacts de l’illusion de l’universalité, qu’ils
ne sont pas « sacro-saints » mais plutôt des dogmes mythiques,
il convient d’abord d’examiner avec les yeux des épistémologues
critiques, les principaux traits de la méthodologie utilisée par
nos « falsificateurs », afin de combler et d’apaiser notre
soif de curiosité…
Les normes de rationalité de l’école popérienne
Feyerabend s’amuse à décrire ce rationalisme critique selon
lequel « le contenu d’une théorie consiste en la somme totale
des énoncés de base qui la contredisent ; c’est la classe
de ses falsificateurs potentiels »[4]. Ainsi, les positivistes naïfs
affirment avec assertion que plus le contenu d’une théorie est
large et important et plus la vulnérabilité, et donc le degré
de scientificité, augmente. Une théorie pauvre en contenu intelligible
est donc difficilement réfutable et est ainsi préférée
à des théories plus riches en connaissances.
C’est aussi pour cela que les hypothèses ad hoc ne sont pas permises
car en les utilisant on cible la recherche et les conclusions sont trop triviales,
et surtout trop tautologiques, pour être critiquées.
En utilisant ces règles, les rationalistes critiques élaborent
toute une démarche méthodologique capable de faire évoluer
la science vers une parfaite représentation et explication des phénomènes
observés.
Nous aidant des points de vue de Feyerabend, nous pouvons résumer cette
démarche poppérienne par un petit croquis puéril mais capable
de rendre compte des successions des différentes étapes menant
à l’élaboration d’une théorie scientifique
:
Ainsi, la méthode rationaliste critique fonctionne par réfutations
et conjectures, et semble faire progresser la science des théories les
plus spécialisées (résolution d’un problème)
vers les théories les plus générales (de plus en plus de
prédictions). Le contenu de la connaissance humaine est ainsi élargi.
De plus, une véritable « sélection naturelle » s’effectue
tout au long du « progrès scientifique » : chaque erreur
est écartée irrémédiablement des théories
critiquées.
Feyerabend propose lui aussi une petite allégorie du rationalisme critique[5]
:
Le rationalisme critique est en perpétuelle quête vers la perfection,
si tantôt elle existait vraiment, et la science affirme sa suprématie
dans l’explication et la description des faits. Elle se fait l’avocat
de la raison, car elle écarte et élimine toute « irrationalité
» qui viendrait malencontreusement se mettre en travers du chemin de la
« réalité » rationaliste.
L’appropriation de la raison : le complexe de supériorité
de la science positive
La rationalité prend une place beaucoup trop importante dans le développement
de cette démarche hypothético-déductive pour que nous puissions
réellement croire qu’elle porte la vérité en elle.
A partir de quels critères « rationnels » et universels les
falsificationnistes peuvent-ils déduire que telle idée est rationnelle
et telle autre ne l’est pas ?
Le fait même d’observer un phénomène s’appuie,
comme nous l’avons vu, sur une attente. Or une attente est-elle rationnelle,
puisqu’elle implique le hasard et l’imprévisibilité
?
« Ne va-t-elle pas créer un monstre, la science telle que nous
la connaissons aujourd’hui, ou la recherche de la vérité
dans le style de la philosophie traditionnelle »[6] ?
Feyerabend objecte trois raisons qui ne permettent pas un concubinage enviable
de la science, telle que nous la connaissons aujourd’hui, et les règles
du rationalisme critique.
La première tient au fait que souvent des problèmes non formulés
consciemment peuvent être résolus par des interprétations
et des développements nés d’activités et d’effets
secondaires.
Faut-il pour autant les écarter et ainsi réduire le champs de
la connaissance ?
La seconde objection est le fait que le falsificationnisme naïf ne permet
plus l’existence d’une science ; l’idée même
que la science est objective s’identifie plus à une croyance subjective
et à une idéologie qu’à un principe universel. Ceci
renforce donc nos suspicions quant à un effacement, voire à une
non-naissance de la science.
Enfin, « l’exigence d’un contenu accru n’est pas non
plus satisfaisante »[7]. Les théories qui remplacent la théorie
défectueuse ne sont en réalité que cantonnées à
un espace paradigmatique restreint, le champ ne s’élargissant que
plus tardivement vers d’autres domaines. Ce mode d’extension n’est
ainsi que rarement déterminé par le contenu des théories
antérieures, puisque chaque série de faits, de problèmes
et d’observations jugée comme non pertinente a été
écartée et mise au rebut, ce qui nécessairement conduit
vers l’émergence lente et inéluctable de problèmes
propres et indépendants au nouvel « appareil conceptuel ».
Au nom de la raison, l’empirisme logique et le rationalisme critique
pourfendent les idées et les problèmes que la communauté
scientifique juge comme non-scientifiques, c’est à dire sortant
du vase clos du paradigme qu’ils ont instauré de grès ou
de force aux soi-disant profanes. Se faisant, il devient indubitable à
cette démarche de perdre des connaissances qui auraient pu, si les scientifiques
positivistes ne les avaient pas considérées comme irrationnelles,
faire avancer et progresser la science et la connaissance. Les nouvelles théories
sont en perpétuelle lutte contre les anciennes, qu’elles jugent
caduques la plupart du temps mais qui leurs empruntent le « noyau factuel
», et contre celles – anciennes ou contemporaines – qui pourraient
avoir quelques effets négatifs, celles qui pourraient un tant soit peu
ébranler ou effleurer le paradigme dans lequel elles se situent.
« Le résultat de tous ces procédés est une intéressante
illusion épistémologique : le contenu qu’on imagine à
ces théories antérieures (qui est l’intersection de leurs
conséquences gardées en mémoire, avec le domaine des problèmes
et des faits nouvellement reconnus) se rétrécit et peut décroître
à tel point qu’il devient moindre que le contenu qu’on imagine
aux nouvelles idéologies ». Encore une fois au nom de la raison,
les falsificateurs arrivent à s’emparer d’anciennes théories,
en triant le contenu, en séparant les bonnes idées des mauvaises.
A terme y aura t-il ainsi que de bonnes idées et une parfaite évaluation
de la réalité ?
« La réponse semble être un non ferme et retentissant»[8].
Ces rationalistes critiques, par divers procédés logiques provenant
de leur raison, arrivent à s’emparer du bien d’une ancienne
théorie pour en élaborer une nouvelle, plus juste et meilleur
que la précédente.
Nietzsche a essayé de retracer la généalogie de la morale.
Qu’est ce qui est bien et qu’est ce qui est mal ? Pour répondre
à cette question métaphysique, dont les rationalistes critiques
ne préfèrent se préoccuper car jugée comme non-scientifique
puisque une réponse serait somme toute non réfutable, il faut
remonter loin dans le temps et dans les coutumes, au risque de s’égarer
et de se perdre dans des pensées dogmatiques…
La raison est pour nos falsificateurs l’outil dont ils se servent le
mieux. Une fois celle-ci adoptée par l’ensemble de la communauté,
il ne reste plus qu’à faire avancer la science en ne gardant que
les vérités premières des contenus théoriques antérieurs.
Un autre petit dessin proposé par notre cher Feyerabend[9] peut nous
représenter la relation entre une ancienne théorie et une nouvelle
: l’intersection rationnelle et raisonnable entre ces deux ensembles nous
montre la part de vérité existant dans les deux théorie
– part de vérité non encore oubliée et abandonnée
car la raison paradigmatique est là pour les guider.
Nous voyons ainsi que les nouvelles théories sont déterminées
par les anciennes, et ne peuvent ainsi s’exprimer librement et anarchiquement,
la raison tient leur pied à terre, et la vérité se retrouve
imbriquée dans un processus de destruction marginale de la curiosité,
des sentiments et finalement de la subjectivité. Ainsi, « une réforme
des sciences qui les rendrait plus anarchistes et plus subjective (au sens de
Kierkegaard) est tout à fait nécessaire »[10].
Ce Monde de la pseudo-objectivité refuse l’expression de quelconque
idée susceptible de la déroger, et au nom de la raison, il progresse
dans son combat inépuisable contre le mythe.
Finalement les règles et les principes du rationalisme critique et de
l’empirisme logique « rendent mal compte du déroulement passé
de la science, et sont susceptibles de retarder ses progrès futurs. Ils
rendent mal compte d’une science bien plus molle et irrationnelle que
son image méthodologique »[11]. A force de rendre plus rationnelle
une science on risque de la supprimer : trop de raison tue la raison «
comme dirait l’autre »…
Ce sont justement les « déviations » et les « erreurs
» qui sont les « conditions du progrès » : «
sans chaos, point de savoir ». Or la censure des « préjugés,
de la vanité, de la passion » par le biais d’une raison qui
serait universelle, et ainsi atemporelle, ne peut qu’entraîner une
dislocation progressive et inexorable des fondements même de la science,
à savoir ses attentes espérées qui découlent de
l’observation.
Feyerabend propose ainsi une épistémologie anarchiste : «
le rationnel ne peut pas être universel ; et l’irrationnel ne peut
pas être exclu ». « La science n’est pas sacro-sainte
», la science n’a le droit et le mérite de s’affirmer
en monopole de la construction des conceptions du monde, « les mythes,
les dogmes de la théologie, la métaphysique »[12] sont d’autres
moyens pour éclairer notre vision de la réalité.
Si la science continue d’affirmer sa suprématie, c’est qu
‘elle se situe au même rang que les mythes et les légendes
: elle est vouée tout bonnement à disparaître dans les mémoires,
les souvenirs dialectiques, « et la Raison, pour finir, rejoint tous ces
monstres abstraits – l’Obligation, le Devoir, la Moralité,
la Vérité –, et leurs prédécesseurs plus concrets
– les Dieux – qui ont jadis servi à intimider les hommes
et à restreindre un développement heureux et libre ; elle dépérit…
»[13].
[1] Terme emprunté par Feyerabend à son ami Lakatos.
[2] Feyerabend, Contre la méthode (1975), chap.15, p.187
[3] Ibid., p.186
[4] Ibid., p.187
[5] Ibid., p.190
[6] Ibid., p.191
[7] Ibid., p.192
[8] Ibid., p.191
[9] Ibid., p.194
[10] Ibid., p.191
[11] Ibid., p.195
[12] Ibid., p.196
[13] Ibid., p 197
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