45
Parfois l’on croit que l’on est maître de son destin. Les
quelques choix que l’on ait pu faire dans notre courte existence nous
confortent dans cette exagération chimérique dans laquelle on
demeure souverain de notre avenir par le seul biais de nos agissements.
Parfois, l’on sait que certains choix pourront déterminer la direction
et le cours que notre vie prendra et suivra, qu'elle soit jugée positive
ou négative. Cette nouvelle direction, nous l’appelons le destin.
D’autre la nomme le hasard. D’autre encore disent que c’était
écris là haut, que tout avait déjà était
prévu.
Alexandre était, comme beaucoup de personnes, fataliste. Il pensait que
chaque fait et geste qu’il provoquait, qu’ils soient conscients
ou inconscients, étaient inscrits dans le Livre universel de la vie.
Fataliste peut devenir un mot bien incongru et péjoratif dans certains
cas. Souvent il le subordonnait à un pessimisme exacerbé ne laissant
aucune part de liberté. Il prenait cependant refuge derrière d’autres
idées non moins libertines et libertaires. Cette part de liberté
offerte à certains avait elle aussi sa part d’existence dans ce
livre magique de la fortunée, ou de l’infortune auraient dit notamment
ses collègues hérétiques du cercle du centre de recherche
cosmologique.
- Alexandre, voulez-vous prendre la main de Juliette, présente ici à
vos cotés, et devant vos deux témoins écureuils, la chérir
l’honorer et la protéger pour l’éternité ?
- Oui je le veux.
- Juliette, acceptez-vous de prendre la main d’Alexandre ici présent
et devant vos témoins, lui jurer fidélité et amour jusqu’au
bout de l’éternité ?
Juliette n’eut le temps de répondre. Un lourd bruit rauque et retentissant
se fit soudain entendre. Les deux écureuils, pris de peur, s’enfuirent
dans le tumulte naissant. Alexandre eut à peine le temps de se remettre
d’un si anodin son perturbant qu’en se tournant vers Juliette, il
se mit à crier de peur maladive.
« Où es tu Juliette ? »
Il se tournait, se retournait mais n’apercevait plus Juliette.
Elle avait disparu. Tout avait disparu. Sauf lui et son cœur meurtri d’un
chagrin solitaire.
Tout venait de s’envoler. Seul son amour restait intact et semblait augmenter
avec le temps qui passait, à présent séparé de celui
de Juliette. « Mais qu’est ce qu’il se passe ? Où es
tu Juliette ? »…
46
« Mais où sommes-nous au juste ? »
Cette phrase résonnait d’un inextricable ronronnement dans la tête
d’Adonis, troublé par la tournure des événements
qui défilaient au travers d’un illogisme permanent.
- Adonis, qu’est ce qu’il se passe au juste ? Je ne comprends plus
rien. Sarah était, elle aussi, en proie à un sentiment de confusion
désordonné.
- Ne t’inquiète pas Sarah. L’essentiel est que nous soyons
encore ensemble...
Adonis essayait de paraître le moins possible troublé par ce qui
leur arrivait. Cependant, de légères preuves de manque de confiance
et de conscience apparaissaient et venaient effleurer la peur qu’éprouvait
Sarah face à tant de désordre logique.
- J’ai peur Adonis. Qu’est ce qui nous arrive ?
Adonis ne répondit point. Lui aussi avait peur. Leur destin leur échappait
complètement. Celui-ci parcourait lui-même sa propre route et empruntait
son propre cours. Il les délaissait au second plan. Il les pourvoyait
d’un sentiment de soumission face à quelque chose ou quelqu’un
qui les dépassait.
- Et si nous allions chez moi ? prononça Adonis d’un ton qui se
rapprochait de plus en plus de celui de la folie.
Ses yeux étaient devenus soudainement noirs d’incompréhension.
Ses pupilles s’étaient tout à coup dilatées dans
une couleur sombre d’incohérence malgré l’avancée
tardive du soleil. Il était parvenu à ce point de rupture où
l’homme, ne pouvant plus se suffire à lui-même, étant
devenu complètement dénué d’espérance et d’espoir,
peut sombrer dans un état qui le laissera nu dans l’allégresse
de l’inconscience. Cet endroit dépourvu d’allégeance
morale, ôté d’une quelconque conscience de soi. Ce lieu où
le temps est à jamais révolu, où le temps n’a plus
d’importance, où plus rien n’a d’importance. Ce sanctuaire
où la vie elle-même n’existe plus, où elle a fini
d’être, ce lieu dans lequel le tout converge vers le rien…
Cependant, ou heureusement, Sarah était et demeurait là. Elle
était ce fil d’Ariane qui était capable de ramener Adonis
vers ce réel tellement bouleversant, capable de le sortir de cet antre
de la folie vers lequel, désespérément, il commençait
à sombrer, tête baissée et yeux fermés.
- Adonis ? Mais qu’est ce qui t’arrive ? Viens contre moi. Tu m’as
l’air complètement malade…
C’est Sarah qui s’approcha de lui. Lui restait debout face à
elle, la fixant de ses yeux devenus hagards. Il ne faisait plus aucun geste.
Ses paupières avaient fini de battre. Il restait muet d’incertitude.
La folie le rongeait. Il essayait de lutter…
Sarah l’enlaça et lui murmura quelques mots susurrant l’innocence
naïve.
Il fallut bien du temps à Sarah pour parvenir à faire émerger
Adonis de son état de béatitude profonde.
Au bout de quelques minutes, à moins que ce ne soit au bout de quelques
heures ou de quelques jours, Adonis revint à lui, se retrouvant serré
contre le corps doux et chaleureux de Sarah.
- Mais qu’est ce qu’il se passe au juste ? cria d’une véhémence
obtuse Adonis qui ne parvenait plus à dissocier l’envers du réel.
- Je ne sais pas… je ne sais plus… chuchota Sarah.
Ils firent encore quelques pas, essayant de retrouver les couleurs et les sons
qu’ils connaissaient depuis lors.
Ils aperçurent soudain un homme qui se rapprochait d’eux en titubant
de fatigue et d’incompréhension.
Plus cet homme se rapprochait, et plus son physique semblait se rapprocher et
se confondre avec celui d’Adonis. Sarah se frotta les yeux plusieurs fois
pour savoir si elle ne rêvait pas. Mais à quoi bon. Un rêve
dans un rêve est-il encore un rêve ?
47
Jean marchait depuis quelques heures. La nuit l’avait déjà
rattrapé et l’avait même dépassé. Cette montagne
n’en finissait plus. Plus il la contournait et plus il s’apercevait
qu’elle était immense. Souvent il regardait son sommet perdu dans
les nuages noirs de la nuit, faiblement éclaircis par la lueur de la
lune presque pleine de sa clarté maximale. Cependant à chaque
fois qu’il le faisait, aucun changement ne paraissait se promouvoir.
Jean ne désespérait cependant pas. Le chien le suivait toujours
dans le même rayon qu’antan.
Tout à coup un lourd gouffre empli d’infra basse se déclencha.
Ce son terriblement grave lui arriva de face. Il se baissa subrepticement devant
ce raisonnement sourd pour ne pas être renversé. Les feuilles des
arbres se mirent à frémir, les pierres roulèrent dans la
direction opposée à l’épicentre de l’explosion.
Celui-ci n’était pas très loin de Jean.
Lorsque tout fut fini, Jean se précipita vers l’endroit où
ce son grave avait pris son envol.
Soudain, il ralentit son pas. « Comment était-ce possible ? »
Deux personnes commençaient à laisser apparaître leur silhouette
dans la noirceur de la nuit. Les rayons faibles de la lune, à moins que
ce ne soit la témérité du soleil, ne laissaient que peu
entrevoir l’identité réelle de ces deux personnages sortis
d’on ne sait où. Jean arrivait tout de même à différencier
leur sexe. C’était un couple. Ils restaient immobiles l’un
en face de l’autre. Soudain lorsqu’ils l’eurent aperçu,
ils se retournèrent vers lui.
Jean n’espérait qu’une seule chose : qu’ils ne fuient
pas afin de leur demander s’ils ne connaissaient pas les lieux mieux que
lui-même.
48
Cela faisait à présent des heures que Sarah et Adonis se trouvaient
perdus dans l’ignorance la plus totale. Le soleil était à
présent couché et le parfum frais de la nuit, accompagné
de ses sons hasardeux, devenait de plus en plus perceptible. Les étoiles
venaient emprunter quelque peu la magie de la lune qui était ce soir-là
pleine de témérité.
Les arbres d’un côté et une longue étendue fiévreuse
de l’autre, ils demeuraient maintenant plongés dans l’adversité
de la pénombre. L’atmosphère devenait de plus en plus froide
et de plus en plus douce. En quelques mots, elle parcourait le chemin dans l’obséquieuse
et sombre aura naturelle.
L’homme se rapprochait toujours d’eux. Sarah n’en croyait
plus ses yeux. « Comment était-ce possible ? ».
Par contre Adonis ne semblait pas plus surpris que cela. Il s’était
résigné au caractère illogique dans lequel Sarah et lui
étaient maintenant plongés. « Certes cet homme lui ressemblait,
mais pas tant que cela, et puis il y avait la nuit… »
Sarah observait cet homme dans ses moindres faits et gestes. Depuis qu’elle
l’avait aperçu sortant de l’ombre de la nuit, elle n’avait
cessé de le fixer sans dire un mot à Adonis à part son
inquiétude face à cet homme qui lui ressemblait tellement et qui
s’approchait continuellement vers eux. Elle rompit cependant le silence
qui s’était instauré depuis quelques secondes mais qui par
son pouvoir paraissait avoir duré des siècles.
- Il faut que l’on parte Adonis. Cet homme me fait peur…
- Ne t’inquiètes pas. Tout ce qui nous arrive ici doit être
un rêve. Cet homme ne nous fera aucun mal. D’ailleurs, je trouve
frappant la ressemblance qu’il y a entre nous… »
Sarah restait muette. Son cœur battait de plus en plus fort au fur et à
mesure que l’homme se rapprochait. Elle regardait de plus en plus fréquemment
autour d’elle pour voir s’il n’y avait pas un endroit où
partir et prendre la fuite. Mais de toute façon, de quoi avait-elle vraiment
peur ? La possibilité qu’elle fasse vraiment un mauvais rêve
commençait à lui effleurer l’esprit, et elle s’abritait
de plus en plus, tout comme Adonis, derrière cette plausibilité.
La silhouette de l’homme était à présent de plus
en plus claire et émergeait du flou et de l’opacité de la
nuit. Il était grand et mince, avait une démarche dans laquelle
on pouvait ressentir une certaine fatigue dans ses mouvements. Ses cheveux longs
laissaient transparaître leur noirceur. Leur raideur entraînait
l’illusion d’apercevoir un indien sortant du sable mouvant d’une
sombre terre perdue dans la noirceur de la nuit.
La ressemblance avec Adonis était bouleversante…
49
L’église demeurait intacte dans les débris chaotiques environnants.
Lors de l’explosion, une large fissure était apparue. Tout ce qui
naguère avait été présent sur ces lieux avait disparu
dans le gouffre de l’inconnu qui avait émergé au même
moment et au même endroit que la faille. Elle devait faire au moins deux
mètres de large. Elle partait de l’entrée de l’église
pour s’arrêter à la croisée du transept, longeant
ainsi la nef. Malheureusement, ou par hasard, Juliette se trouvait à
ce moment précis juste située sur la fissure. Le noir inconnu
la prit aussi vite qu’il était apparu. Personne n’eut le
temps de s’en apercevoir.
Alexandre, lorsqu’il reprit ses esprits, n’avait rien pu voir ni
même rien faire. Tout était fini. Juliette avait disparu, prise
dans l’antre d’un gouffre qui menait directement aux enfers, le
jour de leurs noces…
La faille s’était refermée aussi vite qu’elle était
apparue. Elle n’avait laissé derrière elle que désolation
humaine. Alexandre restait figé cherchant du regard les yeux bleus de
Juliette. Mais aucun regard ne faisait écho à ses rêves.
Il fit quelques pas dans l’église inanimée et abandonnée
de toute espérance pour essayer de savoir ce qu’il venait de se
passer. Seul un lourd bruit rauque demeurait constant dans l’atmosphère,
se répercutant dans de graves lamentations le long des parois scolastiques.
De légères lueurs de compassion commençaient à humidifier
les yeux noirs d’Alexandre. Il cherchait dans les moindres recoins un
signe de vie. Mais tout avait disparu. Tout sauf lui. Il était devenu
en l’espace d’un bref instant inutile, sans plus aucun motif d’espoir.
« Etait-ce réellement écris là haut ? ». Alexandre
n’en doutait plus à présent. Ce qu’il savait aussi,
c’était que Quelqu’un avait écrit cela pour que lui-même
puisse à son tour accomplir quelque chose : chercher et trouver Juliette.
Ses longues études sur la mythologie grecque lui procurèrent une
large entaille dans son cœur. Un mythe rapporté par un poète
grecque illustrait, se rappelait-il, une histoire ressemblant vaguement à
celle qu’il commençait à vivre. Le héros devait alors
aller chercher sa promise dans le plus inaccessible monde qu’il soit donné
à un illustre mortel : dans le royaume d’Hadès.
Mais Hadès ne faisait pas peur à Alexandre. Ni l’enfer ou
le diable d’ailleurs.
Tout commençait alors à se mélanger dans sa tête,
que ce soit le temps et son écoulement linéaire que ses repères
géographiques et ses lectures passées.
Il sortit alors de l’église en courant, ne sachant vraiment plus
où aller. Lorsqu’il fut sorti, il fut soudain pris d’un malaise
tant ce qu’il apercevait était dénué de logique.
Sa voiture n’était plus là. Le torrent non plus, ainsi que
le paysage qui avait totalement changé de visage…
Alexandre fit encore quelques pas. Ceux-là durèrent près
de six heures qui ne parurent pour lui seulement que quelques secondes. Il se
retournait souvent aux quatre coins cardinaux pour essayer de trouver un paysage
familier. Mais rien n’y faisait. Juliette était belle et bien perdue,
et lui aussi par là même.
« Je la retrouverai quoi qu’il advienne. Si c’était
écris là haut qu’elle disparaisse au moment où nous
étions les plus heureux, alors il doit aussi être écrit
que je la retrouverais et que ce moment ne s’effacera plus jamais de nos
faibles cœurs. Il doit être écrit que ce moment dépassera
le précédent dans son paroxysme. Je jure devant quiconque me provoquera,
qu’il soit vivant ou bien mort, que Juliette et moi serons à nouveau
réunis… ». Ces derniers mots, il ne les pensait plus, mais
les déglutissait à haute voie. Les derniers phrases furent d’ailleurs
prononcées avec une telle franche véhémence et une telle
rage hargneuse qu’Alexandre en avait les larmes aux yeux. Il était
sincère et n’importe qui se mettrait au travers de son chemin en
souffrirait les retombées. C’est du moins ce qu’il pensait…
Le pas résigné, Alexandre continuait son chemin dans le flou total.
Vers ce but incertain. Vers ce dont il ne pouvait connaître la portée
et la finalité, confortant les lignes qui avaient été écrites
sur ces pages de l’existence…
50
Le hasard peut quelques fois se rendre plus puissant que la primitive religion
ou la croyance en un quelconque dieu.
Il arrive parfois que ce hasard générateur de coïncidences
agnostiques vous amène et vous transporte vers des rencontres et des
sentiments dont on aurait jamais connu les prémices tacites.
D’autres fois, ce hasard peut provoquer de subreptices occasions de vivre,
d’heureuses joies de se sentir enfin exister dans un conte oublié
pour toujours.
Ensuite, une fois toutes ses vies réalisées, ce sont les souvenirs
qui viennent appuyer, de leur douce mélodie, les plus beaux moments et
oublier ceux qui nous ont été les plus durs.
Les plus merveilleux restent alors ancrés dans notre cœur, amplifiés
par les visages angéliques de la passion, tandis que les moins soutenables
restent enfouis sous les chagrins de la honte.
Ce hasard est tellement fort qu’il en arrive à contenir tous nos
propres souvenirs et allumer la flamme de la nostalgie.
Ainsi, c’est le parfum de la nostalgie qui viendra embellir les saveurs
des souvenirs.
Jean avait connu Perséphone par de subreptices hasards. Ces événements
anodins les avaient poussés l’un vers l’autre au travers
d’innombrables obstacles. Et ni l’un ni l’autre n’auraient
pu faire face à cette marche du temps. Ce n’est qu’à
travers ses propres souvenirs que Jean avait alors réalisé la
portée subjective de ces faits idylliques.
Submergés par la vitesse et la continuité de leur brève
rencontre, ils n’avaient pu que se laisser porter par la véhémence
et la passion qui les entouraient de leur joug enchanteresse.
Au travers d’un détour de leur vie, Jean et Perséphone resteraient
amoureux, ils resteraient emprunts d’une atmosphère qu’ils
ne retrouveraient plus jamais sur le chemin de leur existence. Un tel bonheur
n’est perceptible qu’au travers la loupe des souvenirs déformés
par la nostalgie, et Jean ne le savait que trop.
C’est pour cela qu’il s’était mis à la recherche
de Perséphone. Il avait fait cela à la fois pour se rendre vraiment
compte de ce qu’une telle passion pouvait entraîner et aussi, pour
provoquer son propre destin, l’affronter en duel dans un tumulte de désordre
sentimental…
Jean était à présent à quelques mètres de
Perséphone, seulement éloignés de quelques soubresauts
hasardeux, et ni lui ni elle ne pourraient à présent contrôler
la tragédie. Ils en avaient déjà fait beaucoup. Maintenant
c’était au hasard et au destin de recouvrir leur avenir et de recouvrer
leur drame mélancolique.
51
L’écrivain d’un quelconque roman règne sur ses personnages.
C’est lui le Dieu qui écrit fatalement les lignes de leur existence.
Ces pauvres héros, même s’ils croient qu’ils sont libres,
demeurent sous l’influence de quelque chose ou de quelqu’un qui
les dépasse. Ils ne peuvent que louvoyer et subir la triste ou l’heureuse
destinée de leur existence. Ils restent circonscrits dans les pages d’une
vie à jamais figée derrière des concepts et des lignes
déjà posés sur une feuille blanche noircie par les langueurs
et les reflets de l’existence.
L’écrivain, lui, demeure libre des agissements des êtres
qu’il croit gouverner. Cependant, il peut lui aussi être sous le
joug d’une quelconque force obscure et noire d’incertitude qui le
pousse à écrire les lignes qu’elle a décidé
et écrit elle-même. Le fatalisme n’en finira donc jamais
?
Adonis faisait parti intégrante de ces écrivains qui croient ou
croyaient que c’est à eux et à eux seuls qu’appartient
la destinée des personnages qu’ils ont créés.
En fait, Adonis pensait qu’en posant, au travers de mots rectilignes,
ses souvenirs d’une vie révolue, il parviendrait à immortaliser
l’imagination fertile qui l’envahissait. Il s’était
créé pour l’occasion une série de personnages qui
refléterait au mieux la moindre parcelle de sa personnalité, telle
qu’il pouvait l’appréhender.
Cependant, à partir de quel moment est il possible de savoir si les personnages
qui naviguent sur les vagues d’un roman sont si prestement nantis par
la démarche de leur auteur ? L’écrivain n’est-il pas
lui-même anéanti et submergé par le vouloir et la destinée
de ses héros.
Adonis se posait sans cesse ce genre de question lorsqu’il écrivait
et s’arrêtait le soir pour méditer et se reposer.
Le fortuit événement qu’il venait de vivre avec Sarah lui
avait refait émergé toutes ses longues réflexions sur ses
façons de voir la vie. L’écrivain qui était là-haut
aurait-il pu, tout comme lui-même le faisait avec ses propres personnages,
décider que l’histoire se déroulerait ainsi ? Aurait-il
pu avoir écrit sa propre existence, laquelle il croyait irrésistiblement
qu’elle lui appartenait ?
A ce moment de ses pensées, Adonis sortit les feuilles maigres de son
manuscrit pour y montrer à Sarah quelques lignes qu’il jugeait
à présent comme importantes, tandis que l’homme se rapprochait
toujours plus insatiablement d’eux.
- Je ne sais pas trop au juste ce qu’il se passe, mais je crois que ces
quelques lignes y sont pour beaucoup…
- Fais moi voir…
L’homme se rapprochait toujours. Sa silhouette s’affirmait de plus
en plus. On pouvait à présent y sonder sa physionomie et presque
sa personnalité.
Soudain, un cri s’émancipa de la large entaille du passé.
Une brèche dans l’espace temps venait de s’ouvrir…
52
A présent, Alexandre courait pour essayer de rattraper ce passé
qui lui avait fatalement enlevé sa dulcinée. Elle ne devait pas
être loin…
Alexandre observait partout aux alentours. Ses yeux étaient devenus flous
et commençaient à se teinter de la musique d’une douce folie.
Cependant, il ne parvenait nullement à entrevoir la silhouette de Juliette.
Tout semblait sous l’effet de la désolation. Loin de Juliette,
Alexandre ne pouvait vivre. Eloigné d’elle, son existence se grisait
d’un commun parfum de mort. Le froid le submergeait. Le noir et le sombre
effaçaient les derniers jets de lumière de cette journée
devenue morne de tristesse. Le monde s’éteignait. L’espérance
disparaissait. L’espoir pleurait…
Alexandre ralentit tout à coup le pas pour s’attarder sur un relief
qui était apparu soudainement à ses yeux. Une large silhouette
lourde de la sombre lumière de cette fin de journée accueillait
Alexandre d’un air relativement malingre. Ce lourd rocher semblait avoir
été posé dans ce décor burlesque par une quelconque
et vile force obscure. Celle-Ci devait à présent se complaire
dans l’extravagance d’une telle action tant le caractère
du paysage alentour était différent.
Alexandre se frotta alors plusieurs fois les yeux car il venait d’apercevoir
quelque chose qui pourrait peut-être l’aider dans sa quête
et son entreprise. Derrière ce rocher de granit semblaient se profiler
deux silhouettes, mais cette fois-ci humaines. Deux personnes semblaient se
tenir l’une à côté de l’autre un peu plus en
aval du bloc.
Alexandre se rapprocha alors progressivement d’eux. Plus il avançait
et plus la nuit continuait son ascension. Bientôt il ne verrait plus.
Cependant, une seule chose demeurait dans sa tête. Son espoir venait de
renaître. Son espérance le poussait à croire que ces personnes
sauraient la cause et le pourquoi de ce qu’il venait de vivre et de subir
quelques temps plus tôt. Peut-être sauraient-ils même ce qu’il
était advenu à Juliette. Ils pourraient alors lui dire qu’elle
est vivante et qu’elle l’attendait justement…
Ses pas se hâtaient. Plus il se rapprochait et plus son trouble d’antan
s’évanouissait. Il connaîtrait enfin le fin mot de l’histoire...
53
Jean continuait de croire qu’il pourrait un jour revoir Perséphone.
C’est en cela qu’il était à présent heureux.
Son bonheur n’était alors aucunement bafoué par la débâcle
des turpitudes cognitives qui l’assaillaient quelque fois, lorsque lui-même
perdait l’espace d’une brève seconde sa foi. Aussi, son optimisme
reprenait son pouvoir et lui rendait la beauté de son destin.
« Perséphone et moi serons bientôt réunis… »
C’est alors que Jean était heureux. Il s’imaginait ensuite,
elle et lui, entrain de complaire la passion de leurs retrouvailles et laisser
la flamme de l’amour les réchauffer pour la nuit des temps à
travers les confins de l’imaginaire.
54
Alexandre n’espérait plus qu’une seule chose. Retrouver Juliette
pour qu’ils puissent enfin faire tous les deux ce qu’ils n’avaient
encore eu le temps de réaliser.
« Lorsque nous serons enfin réunis, nous vivrons comme si chaque
moment était le dernier. Nous vivrons au rythme de la dernière
seconde, ne nous souciant plus que du présent… Nous achèterons
un voilier et nous irons dévorer la beauté des mondes qui ont
été négligés par les yeux des hommes. Nous nous
nourrirons de la simple vue du lever du jour et nous tomberons dans l’émoi
lorsqu’il se couchera. »
Alexandre était heureux dans son malheur. Cet anodin événement
qui l’avait séparé de Perséphone rapprochait maintenant
leur destin du présent. La souffrance s’amenuisait inexorablement.
Etre séparé de l’être que l’on aime n’est
que souffrance. Mais savoir que l’on pourra bientôt le retrouver
et l’aimer au paroxysme de la passion nous enchante et efface les traces
noires de l’oubli…
55
Sarah avait lu les quelques lignes qu’Adonis lui avait tendues en toute
hâte. Elle se sentait mal à l’aise face à la venue
soudaine de cet homme qui se rapprochait toujours vers eux. Les minutes et les
secondes s’étaient soudainement transformées en temps incertains
et étendus.
Cependant, elle n’arrivait à saisir complètement ce qu’Adonis
tentait de lui montrer.
Redonnant le manuscrit à Adonis et gardant toujours fixé son regard
vers l’homme qui convergeait de plus en plus vers eux, Sarah se hasarda
à demander à Adonis ce qu’il entendait lui faire passer
comme message :
- Je ne saisis pas ce que tu veux m’expliquer…
- C’est pourtant simple. Tout ce qu’il se passe ici, je l’ai
écrit sur ces quelques pages…
Adonis lui montra alors précipitamment les différents chapitres
qu’il avait rédigés et les différentes phases des
événements qu’il croyait avoir créées. Ce
bloc de granit, Alexandre, Juliette, la quête du bonheur d’un homme
à l’abandon, sa rencontre au bord de la satiété avec
un couple figé et perdu dans le noir… |