12
« Adonis ! Attends ! ».
Cependant il ne se retourna point.
Ce qui l’avait le plus surpris n’était pas d’avoir
vu cet homme embrasser Sarah. C’était la révélation
de ses propres sentiments qui l’avait le plus troublé. De sentir
la profusion de ses sens le submerger l’avait à ce point stupéfait
que ni les odeurs, ni les sons, ni les touchers, ni même les visions n’arrivaient
au fin fond de son cœur.
Nous recherchons toujours l’inconnu, mais lorsqu’il s’offre
à nous, nous en avons peur.
Une autre phrase convient plus à Adonis : il avait toujours eu peur de
l’inconnu, et lorsqu’il lui fit face, il se mit à rechercher
un autre néant capable de ralentir sa chute.
Il avait toujours refusé de croire en ses sentiments car il pensait qu’ils
n’étaient pas réellement vérifiés. De plus,
y penser trop lui faisait peur : ils pourraient devenir volatiles et abstraits.
Enfin, ses sentiments ne pouvaient se vérifier avec les faits extérieurs
et Adonis savait que tout ce qu’il pensait ne pouvait s’en rapprocher.
Lorsqu’il arriva en courant sur la plage, la différence de dureté
des sols le fit trébucher. Il s’étala de tout son long et
resta allongé sur le sable en écoutant la savoureuse mélodie
émise par la mer. Les vagues étaient devenues douces avec la tombée
de la nuit. Le sable, encore chaud de son exposition journalière au soleil,
rougissait et brillait au fur et à mesure que le soleil se couchait et
laissait place à la lune.
Quelques secondes plus tard, qui parurent à Adonis comme inexistantes,
Sarah vint à sa hauteur, lui prit le bras et le releva.
Le soleil rouge continuait à vouloir se coucher. La musique des vagues
doucereuses berçait la mélancolique satiété de cette
journée immortelle. La lune avait, elle aussi, quelque chose à
dire, et la nuit lui donnerait les moyens de le faire.
13
Jean avait connu Orphée et ses chants troublants et enchanteurs. Celui-ci
lui avait un jour dit que la seule façon de charmer quiconque ne tenait
pas à son propre courage, mais à sa faculté d’aimer
et d’apprécier les délices de la nature. Il fallait essayer
de la saisir et de la comprendre pour s’en servir à des fins non
pas personnelles mais altruistes.
Cela faisait plusieurs jours qu’il marchait, guidé par les va-et-vient
de son cœur. Il ne savait trop où aller, mais une irrésistible
force chaleureuse le guidait.
Maintes fois, sur ce trajet qui le menait certainement vers nulle part, il s’était
demandé si ce qu’il faisait était bien réel.
Ulysse lui-même était apparu devant lui. Ils n’étaient
alors éloignés que de quelques pas incertains, et le caractère
évasif de leurs discussions lui avait procuré un sentiment incolore
laissé par la volupté d’une situation imaginée.
Il osait à peine penser tellement ses idées lui semblaient expansives
et capables de défier n’importe quel être fantomatique.
Le soleil et le vent étaient les seuls qui paraissaient vraiment tangibles
et reconnaissables, tant leur caractère insatiable le jetait dans les
profondeurs de la réalité.
L’Amour l’aidait à convaincre son appétit vers la
délivrance, et le temps était capable de l’extirper de cette
indolore mélancolie de la satiété.
Il savait qu’il arriverait un jour vers sa promise, les obstacles de la
rigueur ne faisant que s’effacer devant le trouble des sens et de sa passion
pour elle.
14
Alexandre avait relu maintes fois cette page, ce chapitre 13, mais n’avait
pas pleinement saisi l’exactitude de ces propos. Lorsqu’il terminait
un livre, Alexandre se plaisait à relire quelques passages qui l’avaient
davantages marqué que d’autres. Il feuilletait alors au hasard
les pages et tombait sur des paragraphes chargés de nouveaux souvenirs.
Mais cette fois-ci, Alexandre était plus troublé que de coutume.
Ce livre romanesque sur la mythologie était voué à n’avoir
aucune fin et à relater les beautés de chimères romantiques
le long du fil de l’intemporalité. Cependant, tout a une fin et
un commencement, se plaisait-il à dire.
- Alexandre, tu ne devrais pas te tracasser comme cela.
- Je sais, Juliette. Mais une irrésistible langueur me pousse à
le faire…
- Demain, j’ai prévu d’aller sur le Mont Olympe. Il faut
que les dieux sachent que nous allons nous marier.
Juliette ne croyait pas en Dieu. Elle croyait en réalité en une
multitude de choses. Mais elle se plaisait à dire qu’elle ne croyait
qu’en une seule chose : les Hommes. Elle rajoutait cependant toujours,
comme pour jeter une certaine obscurité dans ses propos, qu’elle
croyait aussi, mais cela était pour elle la même chose, en une
unique chose : les Dieux.
La première fois qu’il avait entendu parler du Mont Olympe, c’était
lorsque son père lui contait ces histoires et ces mythes tout droit tirés
des livres mythologiques. Il était alors enfant, et il ne savait pas
vraiment s’il fallait y croire ou non. Son père lui disait toujours
que chaque dieu était là où son cœur le voyait, mais,
lui, il n’arrivait jamais à les voir réellement.
Il se souvenait soudain d’un bref moment qu’il avait vécu
lorsqu’il avait 13 ans, à moins que ce ne fût un rêve
cherchant sa place dans l’opacité des souvenirs. Ce jour-là,
il faisait une douceur temporelle à en faire frémir les hirondelles.
Les nuages étaient visibles comme les vagues dans une brume, et le soleil
se targuait de son indolente candeur.
Cette époque était marquée par son engouement pour les
échecs, ou du moins par la passion qu’éprouvait son père
à le voir gagner, sinon pleurer, à ce jeu de plateau structuré.
Il se rendait alors au local qui devait accueillir, pour l’occasion du
tournoi régional, d’autres enfants comme lui, qu’ils soient
devenus vieux ou bien adultes…
La seule chose qui tracassait Alexandre était tous ces schémas
qu’il avait appris la veille et dont il s’efforçait de se
souvenir jusque dans les moindres détails. Quand tout à coup,
une brève lueur fit son apparition, le provoquant, le contournant, l’englobant
et le faisant succomber.
Il n’osait vraiment y croire. Mais ce fut son cœur qui parla et qui
s’exprima. Cette journée dominicale était encombrée
de gens qui se rendaient à l’église soit pour y prier, soit
pour sauvegarder le peu de foi qu’ils avaient accumulée le long
de la semaine, soit encore pour essayer une nouvelle fois de s’adonner
à la croyance, comme tout le monde, comme tous les téméraires
soldats en quête d’une justification mystique de leur dépourvue
et inutile miséricorde.
A présent, cette vague et opaque lumière le gênait. Il avait
peur que quelqu’un s’en aperçût et il craignait que,
si tel était le cas, elle ne disparût aussi vite qu’elle
n’était apparue. Il baissa alors la tête refusant d’acquitter
la rançon de la gloire, et préféra ne pas regarder pour
qu’on ne le regarde point.
- Alexandre,…, Alexandre ! Tu vas finir par devenir sourd à penser
ainsi.
- Excuse-moi Juliette, j’étais perdu dans un songe. Je me souvenais
d’un moment passé lors de mon enfance. La seule fois où
j’ai cru voir l’irréel. C’était il n’y
a pas si longtemps que cela…
15
Sarah posa les essais d’Adonis sur le sable encore chaud des rayons doucereux
du soleil de la journée.
Elle était stupéfaite par la délicatesse des mots employés,
par l’enivrement que ces pages lui procuraient. Elle avait hâte
de connaître la suite.
Lui, était toujours affecté par les événements passés.
La jalousie était à présent pour lui ce sentiment, cette
sensation qu’il avait le plus de mal à définir. Il avait
sa propre opinion sur l’amour, mais celle-ci allait toujours buter contre
ce concept appelé jalousie. Celui-ci était tellement fort qu’il
en arrivait à se confondre avec les beautés et les compassions
de l’amour. Au début il croyait que la jalousie n’était
que superflue et ne représentait qu’un subterfuge à éviter
lorsqu’on était amoureux. Celle-ci ne pouvait en rien ébranler
la candeur de ce sentiment privilégié. Malheureusement, il en
vint à changer d’opinion, car la jalousie pouvait devenir à
certains moments et dans certaines circonstances plus fréquentes qu’il
n’osait se l’imaginait, voire même faire partie intégrante
de l’amour, sinon l’amour lui-même.
Adonis avait terriblement peur de cela. Il essayait de lutter contre ce désarroi
jalousistique au prix même d’y sacrifier l’amour. L’amour
ne méritait aucune malversation, l’amour se suffisait à
lui-même, et l’amour était plus fort que quelconque autre
sentiment exogène. Il englobait tout, et même l’infini, par
sa vaste étendue, ne pourrait jamais rien à cela.
Sarah prit sa main et la serra contre son sein. Il sentait le cœur de Sarah
battre sous leurs mains enlacées. C’est alors qu’il s’aperçut
réellement et subjectivement de ses sentiments pour elle. Mais ils restaient
enfouis dans sa timidité et ne se dévoilaient que subrepticement.
Elle commença à lui raconter ce qui venait de se passer mais cette
fois-ci selon sa propre opinion et non selon les déductions douloureuses
d’Adonis.
Adonis se sentait mal. Il avait le cœur qui battait la chamade. Il semblait
s’accélérer au rythme des phrases prononcées par
Sarah. Elle lui racontait qu’elle avait attendu près d’un
heure à la terrasse morose du café et qu’elle s’était
inquiétée.
« Peut-être t’était-il arrivé quelque chose
hier soir à cette soirée dont tu m’avais parlé en
de mauvais propos » lui glissa-t-elle dans son récit. Puis elle
continua en lui disant que cet homme était venu lui demander la permission
de s’asseoir à sa table et avait commencé son numéro
de séduction en lui demandant comment cela se faisait que des traits
de tracas s’affichaient sur un visage aussi fin et doux que le sien. Elle
avait alors accepté qu’il s’assoit non parce que l’homme
lui plaisait par sa générosité (il lui avait offert un
verre) mais plutôt pour faire passer le temps. C’est alors qu’elle
avait vu arriver Adonis à toute vitesse. Mais elle lui en voulait, et
pour le lui faire comprendre, elle avait joué la carte de la jalousie.
« Visiblement, cela a marché ! » dit-elle avec un sourire
plein d’affabilité.
« Oui, cela a marché et certainement plus que toi et moi l’avions
prévu » répondit Adonis avec un semblant de rancune et d’amertume
muettes.
Enfin, elle avait invité cet homme à venir voir un livre dont
il était question dans leur ennuyeuse conversation. Cela faisait toujours
partie de son plan de rendre Adonis jaloux, et arrivés chez elle, il
avait essayé de l’embrasser. « Et l’a-t-il fait ? »
interrompit brusquement et nerveusement Adonis. Elle lui répondit que
non. Avant que son baiser ne parvienne aux lèvres de Sarah, elle avait
déjà détourné son visage puis lui avait prié
instamment de regagner la sortie. Il ne fit d’ailleurs aucun esclandre.
Pourquoi en aurait-il fait d’ailleurs. Il devait avoir l’habitude
de se faire repousser vu les manières directes et sans délicatesse
qu’il avait. Elle ouvrit ainsi la porte pour le laisser sortir. «
Et c’est à ce moment que je t’ai aperçu. L’autre
a du profiter de ce moment d’inadvertance pour m’embrasser. D’ailleurs,
comme tu l’as vu, je n’ai pas fait de manière. Cela rentrait
toujours dans ta punition » ajouta-t-elle d’un ton qui devenait
de plus en plus perplexe.
« Je ne sais pas si c’était la bonne solution. Maintenant
je sais que je t’ai fait trop souffrir par ce jeu d’enfants. Je
te promets que dorénavant j’essaierai que cela ne se reproduise
plus ». Cependant, Adonis semblait lui en vouloir et n’arrivait
pas à s’extirper des froides idées qui lui parcouraient
l’esprit.
16
Arrivé à l’orée de la forêt, Jean aperçut
soudain un long et infroissable champ semé de violettes et de coquelicots.
Puis soudain, c’était à nouveau le bois qui émergeait,
effaçant alors cet incommensurable dessin. Ceci était peut-être
le jeu de son imagination. Il n’avait plus aucun repère depuis
ce jour opaque qui l’avait mené vers Perséphone.
En tous les cas, il marchait toujours et encore. Les paysages défilaient
au rythme de ses pas. Il ne ressentait aucune douleur due à une quelconque
fatigue, et ne pensait plus qu’à une seule chose. Revoir Perséphone
et la libérer des tourments qu’elle traversait.
Il aimait se remémorer son agréable effigie mais malheureusement
celle-ci restait trop éphémère. Elle lui apparaissait par
de brefs soubresauts puis disparaissait comme par enchantement. Etait-ce là
une marque de communication de sa dulcinée ?
Elle était belle et maligne. Et les seuls souvenirs d’elle n’arrivaient
pas à la rendre aussi superbe qu’elle l’était lors
de leur rencontre et de tous ces moments passés ensemble.
Cela faisait des jours et des nuits qu’il marchait. Par moment, il ne
savait plus réellement ce qu’il faisait là, face à
des lignées d’arbres sombres de mélancolie. Parfois, il
rencontrait de légers vents d’amertumes capables de l’effleurer
et lui rappeler sa destinée.
A d’autres instants, les sables des déserts lui embrumaient la
vue, ses sens en perdant toute intelligibilité.
Mais il parvenait toujours à retrouver sa foi, sa passion et son rêve.
La lumière d’une fielleuse lueur le guidait, le provoquait, le
contournait, l’englobait et le succombait.
17
Lorsque l’on pense fortement à quelque chose, elle n’a vraiment
aucune raison d’arriver. D’ailleurs, même si elle arrivait,
elle en perdrait totalement son importance et du même instant, sa consistance
rêvée.
C’est lorsque l’on se perd dans ses monotones habitudes que les
faits inopinés semblent s’allier pour devenir visibles et reconnaissables
dans leur différence.
Adonis n’avait jamais aimé quelqu’un de la même façon
qu’il aimait ou croyait aimer Sarah. Elle était tellement grande
par ses gestuelles hautaines qu’il se sentait submergé par une
vague d’espérance qui vous pousse à tout rompre et abandonner
pour s’échapper vers une quelconque beauté naturelle.
Cette nuit représenterait pour lui cet événement fortuit
qu’il ne regretterait jamais dans sa maigre et indolente existence. Aussi
il savait en son for intérieur qu’il ne pouvait mériter
cela, car lui-même ne savait plus différencier sa passion de son
libre arbitre.
Il suffit quelques fois de s’adonner et de faire confiance pleinement
à son destin pour qu’il vous transporte sur ses doucereuses ailes
vers des pays idéalisés par des souvenirs chargés d’actualité.
Adonis ne put contenir sa peur qui le poussait à fuir cette force irrésistible
et qu’il n’arrivait à contrôler rationnellement.
Il savait malheureusement que quelque chose lui échappait dans tous ces
évènements. Cet inconnu, si vaste et opaque, le terrifiait.
- Je crois, Sarah, que je ne me sens pas bien auprès de toi…dit-il
plein de mauvaise rancœur envers lui-même. A présent, il faut
que je rentre, et ce n’est plus la peine que l’on se revoie.
- Mais qu’est ce qui se passe, Adonis ? Il y a à peine quelques
secondes, nous étions tellement bien, serrés l’un contre
l’autre…
- Quelquefois, pour certains, les moments passent vite et se confondent avec
les secondes, et pour d’autres, les secondes deviennent une éternité.
Je fais partie de cette seconde catégorie…
- De toute façon, je ne te crois pas. Je sais que tu m’en veux
pour tout à l’heure. Je vais donc te laisser partir, mais demain,
je viendrai chez toi et on ira tous les deux discuter un peu. Ca te va ?
Cependant Adonis ne répondit pas à Sarah. Il prit la route de
sa demeure sans se retourner. Arrivé à l’angle d’une
rue, endroit où il était sûr qu’elle ne le verrait
plus, il se mît à courir, et courir, toujours plus loin vers son
impuissance à satisfaire son inexorable soif de savoir, de connaître,
et de reconnaître chaque pensée, chaque événement
se produisant.
Ce soir-là, il ne savait plus. Il avait peur.
Il arriva chez lui exténué. Il se coucha. Il ne dormit point,
ou presque…
18
Lorsque Alexandre se réveilla, Juliette était là, accroupie
en tailleur au pied du lit en train de l’admirer avec ce tellement beau
sourire que les oiseaux, eux-mêmes, en chantaient d’émerveillement.
Ils s’étaient posés sur le rebord de la fenêtre et
contemplaient le visage de cette femme heureuse.
Ce jour-là, elle s’était levée légèrement
plus tôt que de coutume, pour aller se préparer à conter
à ses parents leur désir de se marier.
Elle avait mis sa robe préférée, celle qui avait été
cousue par sa cousine Arachné. Elle était faite entièrement
de pétales de fleurs. L’ensemble de la robe avait été
assemblée de roses rouges. Par endroits, des myosotis s’affichaient,
et à d’autres, des lilas, des tulipes ou des œillets dessinaient
d’agréables dentelles discrètes.
Cette robe allait terriblement bien à Juliette. Ses longues jambes semblaient
apparaître dans leur beauté dénudée lors de quelques
mouvements succincts à travers des voiles sensuels de douceur. Son étroite
silhouette se mariait à la perfection avec ces jets colorés de
lumières émis par la robe divine. Ses longs cheveux blonds et
uniformes soulignaient le contraste entre les lignes voluptueuses et innocente
de son corps et complétaient à la perfection les couleurs vives
de la robe. Les courbes de son corps venaient ajouter à ce spectacle
de beauté toute une fièvre de bonheur qui sillonnait les traits
fins du visage de Juliette.
- Bonjour Juliette. Je vois que tu as merveilleusement bien dormi.
- Bonjour mon amour. Il faut dire que cette nuit m’est apparue beaucoup
trop longue pour mes larges espérances. Il faut à présent
te préparer. Il ne faut pas mettre les dieux en retard. »
Il mis alors ses plus beaux vêtements, aidé de Juliette, qui, il
faut le dire, décidait souvent quels habits Alexandre allait porter,
les jours jugés par celle-ci comme importants.
- Nous devrions y aller à pied. Cela nous fera prendre l’air. Dehors,
la nuit a laissé son doux parfum et l’air du printemps est vraiment
agréable à sentir. Nous n’aurons qu’à passer
par la ville, proposa-t-elle à Alexandre d’un ton auquel il était
difficile de répondre par la négative.
Ils sortirent alors dans l’allégresse du bonheur. Leurs mains étaient
réunies dans une douce chaleur et la félicité pouvait à
présent passer de l’un à l’autre sans aucun ambages.
Autour d’eux la nature chantait le bonheur et le ciel s’écartait
au fur et à mesure qu’ils avançaient, semblant glisser littéralement
au travers de la douceur printanière.
19
La beauté de la force de l’homme submerge la réalité
de ses faiblesses. La tangible conquête de la nature par l’homme,
et l’essai de son appropriation, contraste toujours avec son éphémère
illusion de croire tout connaître sur lui-même et sur ses alentours.
Se cacher derrière ses songes paraît tellement plus facile que
de se fondre avec la réalité, accepter ses enchanteresses symphonies
et sa mélodieuse beauté naturelle.
Au moment même où Adonis releva la pointe de son stylo de la feuille
noircie d’immortels concepts, la sonnerie retentit.
« Ce doit être Sarah » se murmura Adonis, dont le cœur
battait tellement fort qu’il se demandait s’il n’aillait pas
rompre sa poitrine et par ses vibrations engendrer une tornade aux Philippines…
Il se pencha alors à la fenêtre, de laquelle il pouvait voir les
mouvements continuels de la rue et des foules, et par moments les gens qui s’arrêtaient
et s’égaraient devant sa sonnette.
Ce n’était pas Sarah. Mais une femme non loin de la porte d’entrée
de son immeuble et toute vêtue de rouge attira son attention. C’est
ce rouge qui accompagnait la robe de cette femme qui lui donnaient des impressions
de surnaturel, parce qu’elle semblait faite de pétales de fleurs…
Adonis, encore sous l’émoi de ses sens, titubait sous la force
de ses inquiétudes. Cette femme semblait être Sarah bien que ses
cheveux étaient blonds.
« Ce n’est pas Sarah, ce doit être une personne qui a dû
se tromper ».
Il n’ouvrit point. Mais, sous l’emprise d’un souvenir qu’il
avait toujours essayé de se cacher, une vague réminiscence s’empara
de lui.
Il se rappela alors sa rencontre pleine de séduction avec une femme qui
laissait derrière elle des effluves de mélancolie et de douceur.
C’était une Russe dont il s’était forcé d’oublier
le nom…
Elle était tellement belle que sa candeur submergeait les sentiments
qu’il éprouvait pour elle. Il n’avait jamais connu l’amour
auparavant. Et cette femme, mariée, il l’avait aimée, lui
semblait-il, à tel point qu’il avait refusé, par la suite,
de nouer quelconque relation avec une autre fille.
Mais il y avait eu Sarah et sa subite intrusion dans sa mélancolique
et nostalgique vie affective. Il avait peur de ce qui pouvait lui advenir. Il
avait peur qu’une potentielle relation pure ne s’instaure entre
eux et ne finisse comme celle qu’il avait eue six ans auparavant avec
cette dangereuse et fatale séductrice naïve.
Il revint à la fenêtre pour s’assurer qu’il ne rêvait
pas. La femme en rouge avait disparu.
20
Alexandre venait de perdre de vue Juliette. Il était encore enfoui sous
la profusion de ses idées. Un sérieux problème dont il
s’intéressait depuis quelques jours le tracassait fortement. Il
s’agissait de mettre en cause l’expansion de l’univers. Pour
certains de ses collègues, l’univers qui se refroidit et qui ne
cesse de s’accroitre depuis le Big Bang – terrible et gigantesque
explosion qui fit naitre notre Univers – connaitrait un seuil à
partir duquel les tendances actuellement observées s’inverseraient.
Les galaxies seraient alors attirées les unes vers les autres par l’effet
de la gravitation et l’Univers se rétracteraient pour revenir sur
ses pas et créer ce big-crunch que toute une communauté scientifique
soutenait. Pour lui, il ne faisait aucun doute que l’univers suivait une
expansion indéfinie et se dilaterait jusqu’au bout des temps, tout
comme son amour pour Juliette… Mais comment arriver à faire admettre
cela à ses contemporains ?
Lorsqu’il revint quelque peu à lui, Juliette n’était
plus à ses côtés.
Il s’assit alors sur un banc en bordure d’un large parc verdoyant
et susurrant des couleurs évangéliques. Il l’aperçut
soudain courant à sa rencontre.
- Je me suis arrêtée devant une boutique où il y avait de
tellement jolies robes de mariage…
- Je pense qu’il faut que nous nous dépêchions. Nous nous
sommes mis en retard.
Alexandre avait eu une douloureuse sensation lorsqu’il s’était
aperçu que Juliette n’était plus à ses côtés.
Il avait eu peur que tout ce qu’il venait de vivre avec elle ne fût
qu’un rêve. Et s’il se réveillait d’une longue
et heureuse nuit, entouré de ses pensées et de souvenirs de faits
non vécus ? Et si tout ce qu’il croyait avoir vécu avec
Juliette n’était qu’issu de son inconscient et de cette belle
machine à fabriquer les rêves ?
La beauté des événements non vécus vous cause parfois
l’affreuse sensation d’être plus vraie que celle des évènements
réels. L’imagination et les rêves arrivent parfois à
une telle intensité que même les plus beaux actes de son existence
paraissent pâles face aux couleurs vives de nos rêves. Les souvenirs
peuvent alors devenir malléables au point de fusionner avec le monde
de l’imagination. Les souvenirs sont imagination. L’imagination
n’est que souvenir.
21
Six ans auparavant, alors qu’il n’était que simple étudiant
cherchant un travail susceptible de renflouer ses quelques lacunes pécuniaires,
Adonis avait rencontré une femme guère plus âgée
que lui. Mais l’âge n’a aucune importance dans les rapports
humains : seul le respect subsiste par sa force et sa dévotion. Elle
s’occupait justement d’aider les personnes dans le même cas
que lui, à trouver des solutions pour remédier aux âcres
difficultés de la société capitalistique. Elle était
relativement jeune, et une telle beauté émanait d’elle,
que les premiers mots qui vinrent à Adonis n’étaient que
de simples sons inaudibles accompagnant ses émotions.
Après avoir balbuté quelques paroles dénuées de
sens, il parvint après maints efforts, à exposer sa situation,
quelque peu critique, ses motivations – indispensables pour trouver du
travail – et à dégager un projet capable à la fois
de lui plaire et de lui procurer quelque argent.
Cela faisait déjà près de six mois qu’il était
sorti de l’université, diplômé d’une maîtrise
de sciences économiques. Pourtant, bien qu’il eut fait toutes les
démarches nécessaires à l’obtention probable d’un
travail, jamais aucun employeur ne lui avait encore renvoyé une réponse
à ses nombreuses requêtes. Adonis en arrivait à penser que
tous les patrons devaient se douter de la supercherie de son diplôme,
supercherie dans le sens où dans l’appellation sciences économiques,
aucun de ces deux termes ne s’avérait réellement fondé
si l’on s’attardait quelque peu à leur sens épistémologique.
Pour qu’une science soit nommée comme telle, il fallait qu’elle
puisse soulever des problèmes, émettre des hypothèses et
des modèles susceptibles de les résoudre, puis enfin, mettre au
grand jour les théories sous la lumière des faits. Or, tester
des comportements monétaires ou financiers émanant de comportements
humains peut se révéler très ardu... Du moins, Adonis n’avait
encore jamais vu de laboratoires dans lesquels de telles expériences
étaient menées... Les économistes peuvent seulement se
contenter de ce gigantesque, incontrolable et imprévisible laboratoire
qu’est notre belle planète.
La femme qui était alors en face de lui était mince et élancée.
Elle laissait entrevoir quelques rondeurs sensuelles sous son tailleur. Ses
seins semblaient connaître l’émerveillement maternel, et
ses jambes galbées lui provoquaient un irrésistible enthousiasme.
Son tailleur fendu à hauteur des cuisses laissait entrevoir une touche
de volupté et de désirables secrets.
Adonis n’était pas tombé amoureux de ce physique rayonnant
mais des yeux affables rivés sur lui, intéressés et tellement
pénétrants. Il en rougissait à chaque fois que les siens
les rencontraient.
Chaque geste qu’elle faisait, chaque parole qu’elle prononçait,
lui procuraient un indicible vertige qui lui ôtait immédiatement
tous ses moyens. Lui qui savait se montrer dur et fort dans certaines situations
était à présent abasourdi et submergé par des vagues
sentimentales.
Elle avait senti qu’il se sentait mal à l’aise mais jamais
elle ne se serait doutée que c’étaient précisément
son aménité et son affabilité qui causaient le trouble
chez ce jeune homme.
Elle fit tout ce qu’il était nécessaire de faire en pareilles
occasions, à savoir parler d’un ton amical, doux et réconfortant
mais surtout rester froide et hermétique pour cacher les vapeurs de sa
beauté. Cependant cela ne fit que multiplier la force séductrice
de ses propos.
Adonis était pâle et s’en voulait de ne pouvoir se concentrer
sur le fond de chaque parole prononcée par cette beauté naïve.
Il se leva brusquement, s’excusant des torts susceptibles d’être
provoqués par sa maladresse et sa gaucherie, puis se retira de ce bureau
enchanteur.
Elle voulut le retenir pour lui communiquer la date à laquelle il devrait
revenir pour une quelconque offre de travail. Elle n’en eut pas vraiment
le temps.
Adonis était déjà sorti.
22
Tourner les pages de l’existence, ne plus remarquer l’irrévocabilité
des événements, fermer les yeux devant les éphémères
actes quotidiens, c’est se rendre plus heureux qu’on ne l’est
vraiment.
Il est impossible de lutter contre l’irrévocabilité des
faits présents. Aussitôt qu’on essaie de le faire, notre
impuissance l’emporte pour nous laisser complètement démuni.
C’est la corruption des vices exécrables de la conscience des moments
présents qui ôte ce charme irrésistible et enlève
le plaisir de chaque événement vécu. C’est la nostalgie
qui nous fait croire qu’il faut être malheureux lorsque l’on
sent le passé chevaucher le présent.
Nul n’est besoin de se laisser hanter par l’humilité révolue.
Seul le présent émancipé du passé, aucunement bafoué
par des idées néfastes antérieures, est à même
de nous projeter vers l’avenir. La destinée est cet avenir dépourvu
d’ambiguïté mélancolique s’accrochant aux portes
du présent et s’enracinant aux hécatombes passéistes. |